LE BARBIER DE SÉVILLE
LETTRE MODÉRÉE

SUR

LA CHUTE ET LA CRITIQUE

DU

BARBIER DE SÉVILLE

_L'AUTEUR, vêtu modestement et courbé, présentant sa Pièce au Lecteur._


MONSIEUR,

J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel Opuscule de ma façon. Je
souhaite vous rencontrer dans un de ces momens heureux où, dégagé de
soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre Maîtresse, de
votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la
lecture de mon _Barbier de Séville_, car il faut tout cela pour être
homme amusable et Lecteur indulgent.

Mais si quelque accident a dérangé votre santé, si votre état est
compromis, si votre Belle a forfait à ses sermens, si votre dîner fut
mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon _Barbier_; ce
n'est pas là l'instant; examinez l'état de vos dépenses, étudiez le
_Factum_ de votre Adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose,
ou parcourez les chef-d'œuvres de Tissot[1] sur la tempérance, et
faites des réflexions politiques, économiques, diététiques,
philosophiques ou morales.

Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier,
enfoncez-vous dans une Bergère, ouvrez le Journal établi dans
Bouillon[2] avec Encyclopédie, Approbation et Privilége, et dormez vîte
une heure ou deux.

Quel charme auroit une production légère au milieu des plus noires
vapeurs, et que vous importe, en effet, si Figaro le Barbier s'est bien
moqué de Bartholo le Médecin en aidant un Rival à lui souffler sa
Maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour
son propre compte.

Que vous fait encore si ce Barbier Espagnol, en arrivant dans Paris,
essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné
trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guères
aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les
siennes.

Mais enfin, tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double
estomac, bon Cuisinier, Maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah!
parlons, parlons; donnez audience à mon _Barbier_.

Je sens trop, Monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon
manuscrit en réserve, et semblable à la Coquette qui refuse souvent ce
qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisois quelque avare lecture à
des Gens préférés, qui croyoient devoir payer ma complaisance par un
éloge pompeux de mon Ouvrage.

O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion et la
magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissois sur le
morceau foible en appuyant les bons endroits; puis, recueillant les
suffrages du coin de l'œil, avec une orgueilleuse modestie, je
jouissois d'un triomphe d'autant plus doux que le jeu d'un fripon
d'Acteur ne m'en déroboit pas les trois quarts pour son compte.

Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibeciere? A l'instant qu'il
faudroit des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y
suffiroit à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob;
plus d'escamotage, de tricherie, de coquetterie, d'inflexions de voix,
d'illusion théâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez
juger.

Ne trouvez donc pas étrange, Monsieur, si, mesurant mon style à ma
situation, je ne fais pas comme ces Ecrivains qui se donnent le ton de
vous appeller négligemment _Lecteur_, _ami Lecteur_, _cher Lecteur_,
_benin ou Benoist Lecteur_, ou de telle autre dénomination cavaliere, je
dirois même indécente, par laquelle ces imprudens essaient de se mettre
au pair avec leur Juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer
l'animadversion. J'ai toujours vu que les airs ne séduisoient personne,
et que le ton modeste d'un Auteur pouvoit seul inspirer un peu
d'indulgence à son fier Lecteur.
1104684954
LE BARBIER DE SÉVILLE
LETTRE MODÉRÉE

SUR

LA CHUTE ET LA CRITIQUE

DU

BARBIER DE SÉVILLE

_L'AUTEUR, vêtu modestement et courbé, présentant sa Pièce au Lecteur._


MONSIEUR,

J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel Opuscule de ma façon. Je
souhaite vous rencontrer dans un de ces momens heureux où, dégagé de
soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre Maîtresse, de
votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la
lecture de mon _Barbier de Séville_, car il faut tout cela pour être
homme amusable et Lecteur indulgent.

Mais si quelque accident a dérangé votre santé, si votre état est
compromis, si votre Belle a forfait à ses sermens, si votre dîner fut
mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon _Barbier_; ce
n'est pas là l'instant; examinez l'état de vos dépenses, étudiez le
_Factum_ de votre Adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose,
ou parcourez les chef-d'œuvres de Tissot[1] sur la tempérance, et
faites des réflexions politiques, économiques, diététiques,
philosophiques ou morales.

Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier,
enfoncez-vous dans une Bergère, ouvrez le Journal établi dans
Bouillon[2] avec Encyclopédie, Approbation et Privilége, et dormez vîte
une heure ou deux.

Quel charme auroit une production légère au milieu des plus noires
vapeurs, et que vous importe, en effet, si Figaro le Barbier s'est bien
moqué de Bartholo le Médecin en aidant un Rival à lui souffler sa
Maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour
son propre compte.

Que vous fait encore si ce Barbier Espagnol, en arrivant dans Paris,
essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné
trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guères
aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les
siennes.

Mais enfin, tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double
estomac, bon Cuisinier, Maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah!
parlons, parlons; donnez audience à mon _Barbier_.

Je sens trop, Monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon
manuscrit en réserve, et semblable à la Coquette qui refuse souvent ce
qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisois quelque avare lecture à
des Gens préférés, qui croyoient devoir payer ma complaisance par un
éloge pompeux de mon Ouvrage.

O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion et la
magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissois sur le
morceau foible en appuyant les bons endroits; puis, recueillant les
suffrages du coin de l'œil, avec une orgueilleuse modestie, je
jouissois d'un triomphe d'autant plus doux que le jeu d'un fripon
d'Acteur ne m'en déroboit pas les trois quarts pour son compte.

Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibeciere? A l'instant qu'il
faudroit des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y
suffiroit à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob;
plus d'escamotage, de tricherie, de coquetterie, d'inflexions de voix,
d'illusion théâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez
juger.

Ne trouvez donc pas étrange, Monsieur, si, mesurant mon style à ma
situation, je ne fais pas comme ces Ecrivains qui se donnent le ton de
vous appeller négligemment _Lecteur_, _ami Lecteur_, _cher Lecteur_,
_benin ou Benoist Lecteur_, ou de telle autre dénomination cavaliere, je
dirois même indécente, par laquelle ces imprudens essaient de se mettre
au pair avec leur Juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer
l'animadversion. J'ai toujours vu que les airs ne séduisoient personne,
et que le ton modeste d'un Auteur pouvoit seul inspirer un peu
d'indulgence à son fier Lecteur.
0.99 In Stock
LE BARBIER DE SÉVILLE

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by Mr. de Beaumarches
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DU

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_L'AUTEUR, vêtu modestement et courbé, présentant sa Pièce au Lecteur._


MONSIEUR,

J'ai l'honneur de vous offrir un nouvel Opuscule de ma façon. Je
souhaite vous rencontrer dans un de ces momens heureux où, dégagé de
soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre Maîtresse, de
votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la
lecture de mon _Barbier de Séville_, car il faut tout cela pour être
homme amusable et Lecteur indulgent.

Mais si quelque accident a dérangé votre santé, si votre état est
compromis, si votre Belle a forfait à ses sermens, si votre dîner fut
mauvais ou votre digestion laborieuse, ah! laissez mon _Barbier_; ce
n'est pas là l'instant; examinez l'état de vos dépenses, étudiez le
_Factum_ de votre Adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose,
ou parcourez les chef-d'œuvres de Tissot[1] sur la tempérance, et
faites des réflexions politiques, économiques, diététiques,
philosophiques ou morales.

Ou si votre état est tel qu'il vous faille absolument l'oublier,
enfoncez-vous dans une Bergère, ouvrez le Journal établi dans
Bouillon[2] avec Encyclopédie, Approbation et Privilége, et dormez vîte
une heure ou deux.

Quel charme auroit une production légère au milieu des plus noires
vapeurs, et que vous importe, en effet, si Figaro le Barbier s'est bien
moqué de Bartholo le Médecin en aidant un Rival à lui souffler sa
Maîtresse? On rit peu de la gaieté d'autrui, quand on a de l'humeur pour
son propre compte.

Que vous fait encore si ce Barbier Espagnol, en arrivant dans Paris,
essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné
trop d'importance aux rêveries de mon bonnet? On ne s'intéresse guères
aux affaires des autres que lorsqu'on est sans inquiétude sur les
siennes.

Mais enfin, tout va-t-il bien pour vous? Avez-vous à souhait double
estomac, bon Cuisinier, Maîtresse honnête et repos imperturbable? Ah!
parlons, parlons; donnez audience à mon _Barbier_.

Je sens trop, Monsieur, que ce n'est plus le temps où, tenant mon
manuscrit en réserve, et semblable à la Coquette qui refuse souvent ce
qu'elle brûle toujours d'accorder, j'en faisois quelque avare lecture à
des Gens préférés, qui croyoient devoir payer ma complaisance par un
éloge pompeux de mon Ouvrage.

O jours heureux! Le lieu, le temps, l'auditoire à ma dévotion et la
magie d'une lecture adroite assurant mon succès, je glissois sur le
morceau foible en appuyant les bons endroits; puis, recueillant les
suffrages du coin de l'œil, avec une orgueilleuse modestie, je
jouissois d'un triomphe d'autant plus doux que le jeu d'un fripon
d'Acteur ne m'en déroboit pas les trois quarts pour son compte.

Que reste-t-il, hélas! de toute cette gibeciere? A l'instant qu'il
faudroit des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y
suffiroit à peine, je n'ai plus même la ressource du bâton de Jacob;
plus d'escamotage, de tricherie, de coquetterie, d'inflexions de voix,
d'illusion théâtrale, rien. C'est ma vertu toute nue que vous allez
juger.

Ne trouvez donc pas étrange, Monsieur, si, mesurant mon style à ma
situation, je ne fais pas comme ces Ecrivains qui se donnent le ton de
vous appeller négligemment _Lecteur_, _ami Lecteur_, _cher Lecteur_,
_benin ou Benoist Lecteur_, ou de telle autre dénomination cavaliere, je
dirois même indécente, par laquelle ces imprudens essaient de se mettre
au pair avec leur Juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer
l'animadversion. J'ai toujours vu que les airs ne séduisoient personne,
et que le ton modeste d'un Auteur pouvoit seul inspirer un peu
d'indulgence à son fier Lecteur.

Product Details

BN ID: 2940013196643
Publisher: SAP
Publication date: 08/03/2011
Sold by: Barnes & Noble
Format: eBook
File size: 145 KB
Language: French
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