L'Illustration, No. 3274, 25 Novembre 1905
COURRIER DE PARIS

JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE

Une bande de curieux passe, sur le boulevard, escortant quelqu'un que je
ne distingue pas. Devant la porte d'entrée d'un grand journal, on voit
le groupe s'arrêter; des poignées de main s'échangent; quelques cris
vagues sont proférés; des gens interrogent autour de moi: «Qu'est-ce
qu'il y a? Qui est-ce?» Un agent sourit, flegmatique, et dit: «Je crois
que c'est Loizemant.»

Je me souviens. J'ai vu souvent, depuis deux ans, ce nom-là dans les
journaux, et le «cas» de Loizemant est un des plus troublants que je
connaisse. On avait condamné cet homme à mort parce qu'il avait
assassiné une femme. On le croyait, du moins. Et puis, tout de suite, un
doute surgit. On cessa d'être certain que Loizemant eût assassiné. Mais
on ne le relâcha point pour cela. On décida simplement que cet assassin,
qui n'avait probablement assassiné personne, au lieu d'avoir la tête
tranchée, irait passer au bagne le reste de sa vie. C'est la façon dont
la magistrature, en quelques pays très civilisés, s'excuse d'avoir, sans
preuves suffisantes, condamné un homme à mort. Elle dit à cet homme:
«Nous vous avions cru coupable, et il est bien possible que vous soyez
innocent. Nous ne vous couperons donc pas le cou, mais nous ferons de
vous un forçat à perpétuité. La vie n'est faite que de concessions
réciproques, et n'est-il pas juste qu'en de si délicates affaires chacun
y mette un peu du sien?»

Tout de même, les amis de Loizemant continuaient de protester. La
réparation leur semblait vraiment insuffisante... On écouta leurs
plaintes. Et l'on décida de ne point envoyer Loizemant au bagne. On
réduisit sa peine à cinq ans de réclusion. Deux ans et demi ont passé.
Les juges estiment que, décidément, cet employé aux contributions
indirectes a payé suffisamment cher la maladresse de s'être laissé
soupçonner d'assassinat et ils le renvoient chez lui. Est-il réhabilité?
Pas le moins du monde. Est-il libre, au moins? Pas tout à fait non plus:
le séjour de Paris continue de lui être interdit. Cependant on vient de
l'autoriser à y passer une semaine. Jamais assassin ne fut l'objet de
tant de politesses. Car Loizemant, devant la loi, continue d'être un
assassin... Que tout cela est compliqué! Le coeur, dit Pascal, a ses
raisons que la raison ne connaît pas. Le code aussi, je pense?

*
* *

Le code... je devrais dire: les codes, le civil et le militaire. Ne le
pourrait-on rajeunir aussi, celui-là? Un code militaire ne devrait point
prêter à rire, et je ne puis m'empêcher de rire un peu en pensant que,
tout à l'heure, après avoir solennellement célébré le mariage d'un de
ses enfants, un soldat de soixante ans passés, comblé d'honneurs,
rentrera chez lui pour y subir une punition de quinze jours de
consigne... Est-il bon, est-il mauvais que M. le général Brugère soit
puni? Je n'en sais rien et ce n'est pas mon affaire d'en décider. Mais
enfin il est puni; en bon soldat qu'il est, il reconnaît, dit-on, la
punition méritée: il gardera pendant quinze jours les arrêts, «comme un
sous-lieutenant». M. le général Brugère ne pourra donc (à moins que sa
punition ne soit levée tout à l'heure) ni recevoir ses amis, ni aller au
théâtre pendant quinze jours; ni, le soir, dîner en ville; ni se montrer
au Bois, le matin. Les gens épris d' «égalité» quand même trouvent cela
très bien; je trouve cela très puéril et un peu choquant. On ne châtie
pas au lycée de la même façon les élèves des petites classes et ceux des
grandes; on ne met pas un rhétoricien au piquet. De même, l'obligation
de «garder la chambre» peut être une façon ingénieuse de punir un
officier de vingt ans (la liberté de courir étant, à cet âge-là, l'une
de celles à quoi l'homme tient le plus); mais infliger cette peine à un
sexagénaire... dire au généralissime:
1104320273
L'Illustration, No. 3274, 25 Novembre 1905
COURRIER DE PARIS

JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE

Une bande de curieux passe, sur le boulevard, escortant quelqu'un que je
ne distingue pas. Devant la porte d'entrée d'un grand journal, on voit
le groupe s'arrêter; des poignées de main s'échangent; quelques cris
vagues sont proférés; des gens interrogent autour de moi: «Qu'est-ce
qu'il y a? Qui est-ce?» Un agent sourit, flegmatique, et dit: «Je crois
que c'est Loizemant.»

Je me souviens. J'ai vu souvent, depuis deux ans, ce nom-là dans les
journaux, et le «cas» de Loizemant est un des plus troublants que je
connaisse. On avait condamné cet homme à mort parce qu'il avait
assassiné une femme. On le croyait, du moins. Et puis, tout de suite, un
doute surgit. On cessa d'être certain que Loizemant eût assassiné. Mais
on ne le relâcha point pour cela. On décida simplement que cet assassin,
qui n'avait probablement assassiné personne, au lieu d'avoir la tête
tranchée, irait passer au bagne le reste de sa vie. C'est la façon dont
la magistrature, en quelques pays très civilisés, s'excuse d'avoir, sans
preuves suffisantes, condamné un homme à mort. Elle dit à cet homme:
«Nous vous avions cru coupable, et il est bien possible que vous soyez
innocent. Nous ne vous couperons donc pas le cou, mais nous ferons de
vous un forçat à perpétuité. La vie n'est faite que de concessions
réciproques, et n'est-il pas juste qu'en de si délicates affaires chacun
y mette un peu du sien?»

Tout de même, les amis de Loizemant continuaient de protester. La
réparation leur semblait vraiment insuffisante... On écouta leurs
plaintes. Et l'on décida de ne point envoyer Loizemant au bagne. On
réduisit sa peine à cinq ans de réclusion. Deux ans et demi ont passé.
Les juges estiment que, décidément, cet employé aux contributions
indirectes a payé suffisamment cher la maladresse de s'être laissé
soupçonner d'assassinat et ils le renvoient chez lui. Est-il réhabilité?
Pas le moins du monde. Est-il libre, au moins? Pas tout à fait non plus:
le séjour de Paris continue de lui être interdit. Cependant on vient de
l'autoriser à y passer une semaine. Jamais assassin ne fut l'objet de
tant de politesses. Car Loizemant, devant la loi, continue d'être un
assassin... Que tout cela est compliqué! Le coeur, dit Pascal, a ses
raisons que la raison ne connaît pas. Le code aussi, je pense?

*
* *

Le code... je devrais dire: les codes, le civil et le militaire. Ne le
pourrait-on rajeunir aussi, celui-là? Un code militaire ne devrait point
prêter à rire, et je ne puis m'empêcher de rire un peu en pensant que,
tout à l'heure, après avoir solennellement célébré le mariage d'un de
ses enfants, un soldat de soixante ans passés, comblé d'honneurs,
rentrera chez lui pour y subir une punition de quinze jours de
consigne... Est-il bon, est-il mauvais que M. le général Brugère soit
puni? Je n'en sais rien et ce n'est pas mon affaire d'en décider. Mais
enfin il est puni; en bon soldat qu'il est, il reconnaît, dit-on, la
punition méritée: il gardera pendant quinze jours les arrêts, «comme un
sous-lieutenant». M. le général Brugère ne pourra donc (à moins que sa
punition ne soit levée tout à l'heure) ni recevoir ses amis, ni aller au
théâtre pendant quinze jours; ni, le soir, dîner en ville; ni se montrer
au Bois, le matin. Les gens épris d' «égalité» quand même trouvent cela
très bien; je trouve cela très puéril et un peu choquant. On ne châtie
pas au lycée de la même façon les élèves des petites classes et ceux des
grandes; on ne met pas un rhétoricien au piquet. De même, l'obligation
de «garder la chambre» peut être une façon ingénieuse de punir un
officier de vingt ans (la liberté de courir étant, à cet âge-là, l'une
de celles à quoi l'homme tient le plus); mais infliger cette peine à un
sexagénaire... dire au généralissime:
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L'Illustration, No. 3274, 25 Novembre 1905

L'Illustration, No. 3274, 25 Novembre 1905

by Henriot
L'Illustration, No. 3274, 25 Novembre 1905

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JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE

Une bande de curieux passe, sur le boulevard, escortant quelqu'un que je
ne distingue pas. Devant la porte d'entrée d'un grand journal, on voit
le groupe s'arrêter; des poignées de main s'échangent; quelques cris
vagues sont proférés; des gens interrogent autour de moi: «Qu'est-ce
qu'il y a? Qui est-ce?» Un agent sourit, flegmatique, et dit: «Je crois
que c'est Loizemant.»

Je me souviens. J'ai vu souvent, depuis deux ans, ce nom-là dans les
journaux, et le «cas» de Loizemant est un des plus troublants que je
connaisse. On avait condamné cet homme à mort parce qu'il avait
assassiné une femme. On le croyait, du moins. Et puis, tout de suite, un
doute surgit. On cessa d'être certain que Loizemant eût assassiné. Mais
on ne le relâcha point pour cela. On décida simplement que cet assassin,
qui n'avait probablement assassiné personne, au lieu d'avoir la tête
tranchée, irait passer au bagne le reste de sa vie. C'est la façon dont
la magistrature, en quelques pays très civilisés, s'excuse d'avoir, sans
preuves suffisantes, condamné un homme à mort. Elle dit à cet homme:
«Nous vous avions cru coupable, et il est bien possible que vous soyez
innocent. Nous ne vous couperons donc pas le cou, mais nous ferons de
vous un forçat à perpétuité. La vie n'est faite que de concessions
réciproques, et n'est-il pas juste qu'en de si délicates affaires chacun
y mette un peu du sien?»

Tout de même, les amis de Loizemant continuaient de protester. La
réparation leur semblait vraiment insuffisante... On écouta leurs
plaintes. Et l'on décida de ne point envoyer Loizemant au bagne. On
réduisit sa peine à cinq ans de réclusion. Deux ans et demi ont passé.
Les juges estiment que, décidément, cet employé aux contributions
indirectes a payé suffisamment cher la maladresse de s'être laissé
soupçonner d'assassinat et ils le renvoient chez lui. Est-il réhabilité?
Pas le moins du monde. Est-il libre, au moins? Pas tout à fait non plus:
le séjour de Paris continue de lui être interdit. Cependant on vient de
l'autoriser à y passer une semaine. Jamais assassin ne fut l'objet de
tant de politesses. Car Loizemant, devant la loi, continue d'être un
assassin... Que tout cela est compliqué! Le coeur, dit Pascal, a ses
raisons que la raison ne connaît pas. Le code aussi, je pense?

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Le code... je devrais dire: les codes, le civil et le militaire. Ne le
pourrait-on rajeunir aussi, celui-là? Un code militaire ne devrait point
prêter à rire, et je ne puis m'empêcher de rire un peu en pensant que,
tout à l'heure, après avoir solennellement célébré le mariage d'un de
ses enfants, un soldat de soixante ans passés, comblé d'honneurs,
rentrera chez lui pour y subir une punition de quinze jours de
consigne... Est-il bon, est-il mauvais que M. le général Brugère soit
puni? Je n'en sais rien et ce n'est pas mon affaire d'en décider. Mais
enfin il est puni; en bon soldat qu'il est, il reconnaît, dit-on, la
punition méritée: il gardera pendant quinze jours les arrêts, «comme un
sous-lieutenant». M. le général Brugère ne pourra donc (à moins que sa
punition ne soit levée tout à l'heure) ni recevoir ses amis, ni aller au
théâtre pendant quinze jours; ni, le soir, dîner en ville; ni se montrer
au Bois, le matin. Les gens épris d' «égalité» quand même trouvent cela
très bien; je trouve cela très puéril et un peu choquant. On ne châtie
pas au lycée de la même façon les élèves des petites classes et ceux des
grandes; on ne met pas un rhétoricien au piquet. De même, l'obligation
de «garder la chambre» peut être une façon ingénieuse de punir un
officier de vingt ans (la liberté de courir étant, à cet âge-là, l'une
de celles à quoi l'homme tient le plus); mais infliger cette peine à un
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BN ID: 2940013616394
Publisher: SAP
Publication date: 07/17/2011
Sold by: Barnes & Noble
Format: eBook
File size: 38 KB
Language: French
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