L'Illustration, No. 3276, 9 Décembre 1905
COURRIER DE PARIS
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Rue de Sèze. La grande cohue. Quelque chose comme une émeute
silencieuse,--autour d'une porte; la prise d'assaut d'on ne sait quoi
par une foule très élégante qui, des deux rues voisines, afflue, se
serre en interminables files au long des trottoirs, guette fiévreusement
son tour d'entrer... C'est le grand spectacle de la semaine,--autrement
sensationnel qu'une «première» aux théâtres du boulevard; un spectacle
où ce n'est pas de l'émotion inventée et truquée, de la littérature
qu'on nous sert, mais de la douleur «pour de bon», le dénouement du
drame vécu dont un homme est mort. La vente Cronier! Tout Paris a voulu
voir cela et, depuis cinq jours, la salle Georges Petit est une étuve.
On s'écrase, on joue des coudes pour arriver jusqu'aux cimaises:
--Avez-vous vu le Gainsborough?
--Et cette _Flore_, ma chère! c'est le chef-d'oeuvre de Carpeaux.
--Moi, ce sont les tapisseries que je voudrais m'offrir. Ces cartons de
Boucher! c'est le triomphe de Beauvais.
--Et le Watteau! Et les Fragonard!
--Il y a un Perronneau délicieux.
--Oui, mais Chardin!
--Et les La Tour, donc!...
L'amie qui me régale de cette promenade à «l'exposition Cronier» est
fort emballée. Je lui demande: «Vous connaissez le Louvre?» Elle me
répond: «Très mal; on n'a pas le temps.» Je lui demande encore:
«Etes-vous allée voir, à Versailles, l'adorable galerie de peinture du
dix-huitième que M. de Nolhac vient d'installer dans les appartements du
Dauphin?» Elle ne sait ce que je veux dire, et, distraitement, fait:
«Non. Mais regardez donc ça, comme c'est joli!»
Elle n'est allée ni au Louvre, ni à Versailles, ni en aucun des lieux où
les délices de l'art d'autrefois s'offrent continuellement, librement et
sans risque de bousculade, à la vue de tout le monde. Aux yeux de mon
amie, le Louvre et Versailles, c'est des expositions Cronier qui ne
ferment jamais, et où, par conséquent, on n'ira jamais, parce qu'il n'y
aura jamais de raison pour qu'on se presse d'y aller. Cette
exposition-ci, au contraire, c'est comme un petit Louvre «interdit au
public» et dont les portes se seraient, par accident, entre-bâillées
pour quelques jours à la curiosité de huit ou dix mille privilégiés. On
s'y rue donc.
Et puis, il n'y a pas que la peinture. Il y a _l'accident_. Il y a
l'attrait des circonstances dramatiques dans lesquelles ce rare
spectacle nous est offert. La Rochefoucauld nous enseigne que, presque
toujours, un peu de joie se mêle au spectacle de l'infortune des autres.
J'imagine que nulle part cette abominable réflexion ne saurait se
vérifier mieux qu'ici. Nulle émotion n'ennoblit la curiosité de cette
foule. On voit des gens rire; on entend des mots d'esprit; on devine
qu'au souvenir du désastre évoqué par cet étalage de chefs-d'oeuvre
d'inavouées rancunes se soulagent et que, devant ces Chardin, ces
Fragonard, ces Corot, ces La Tour à vendre, plus d'une jalousie
mondaine, secrètement, se sent vengée. Les meilleurs plaignent le
disparu, mais, tout de même, éprouvent une sensation agréable à la
pensée qu'en cette tragique aventure ce fut un autre qu'eux qui
«écopa»... Et ce sont là, évidemment, des sensations qu'une visite aux
musées nationaux ne saurait donner.
*
* *
La semaine, au surplus, fut propice aux bavardages, aux confidences, aux
potins mondains. Le soir même du jour où l'exposition Cronier fermait
ses portes, la Comédie-Française rouvrait les siennes aux abonnés.
Reprise des «mardis»... c'est une date, cela. La reprise des mardis de
la Comédie-Française marque l'officielle réouverture de la saison
mondaine à Paris. Octobre et novembre sont les mois des petites
rentrées: rentrées d'écoles, de tribunaux, d'universités. Du château on
ne revient que plus tard. Les sports d'automne, les grandes chasses,
retiennent un peu plus longtemps, chaque année, loin de Paris, la
clientèle de premières loges des, «ma
1104320277
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Rue de Sèze. La grande cohue. Quelque chose comme une émeute
silencieuse,--autour d'une porte; la prise d'assaut d'on ne sait quoi
par une foule très élégante qui, des deux rues voisines, afflue, se
serre en interminables files au long des trottoirs, guette fiévreusement
son tour d'entrer... C'est le grand spectacle de la semaine,--autrement
sensationnel qu'une «première» aux théâtres du boulevard; un spectacle
où ce n'est pas de l'émotion inventée et truquée, de la littérature
qu'on nous sert, mais de la douleur «pour de bon», le dénouement du
drame vécu dont un homme est mort. La vente Cronier! Tout Paris a voulu
voir cela et, depuis cinq jours, la salle Georges Petit est une étuve.
On s'écrase, on joue des coudes pour arriver jusqu'aux cimaises:
--Avez-vous vu le Gainsborough?
--Et cette _Flore_, ma chère! c'est le chef-d'oeuvre de Carpeaux.
--Moi, ce sont les tapisseries que je voudrais m'offrir. Ces cartons de
Boucher! c'est le triomphe de Beauvais.
--Et le Watteau! Et les Fragonard!
--Il y a un Perronneau délicieux.
--Oui, mais Chardin!
--Et les La Tour, donc!...
L'amie qui me régale de cette promenade à «l'exposition Cronier» est
fort emballée. Je lui demande: «Vous connaissez le Louvre?» Elle me
répond: «Très mal; on n'a pas le temps.» Je lui demande encore:
«Etes-vous allée voir, à Versailles, l'adorable galerie de peinture du
dix-huitième que M. de Nolhac vient d'installer dans les appartements du
Dauphin?» Elle ne sait ce que je veux dire, et, distraitement, fait:
«Non. Mais regardez donc ça, comme c'est joli!»
Elle n'est allée ni au Louvre, ni à Versailles, ni en aucun des lieux où
les délices de l'art d'autrefois s'offrent continuellement, librement et
sans risque de bousculade, à la vue de tout le monde. Aux yeux de mon
amie, le Louvre et Versailles, c'est des expositions Cronier qui ne
ferment jamais, et où, par conséquent, on n'ira jamais, parce qu'il n'y
aura jamais de raison pour qu'on se presse d'y aller. Cette
exposition-ci, au contraire, c'est comme un petit Louvre «interdit au
public» et dont les portes se seraient, par accident, entre-bâillées
pour quelques jours à la curiosité de huit ou dix mille privilégiés. On
s'y rue donc.
Et puis, il n'y a pas que la peinture. Il y a _l'accident_. Il y a
l'attrait des circonstances dramatiques dans lesquelles ce rare
spectacle nous est offert. La Rochefoucauld nous enseigne que, presque
toujours, un peu de joie se mêle au spectacle de l'infortune des autres.
J'imagine que nulle part cette abominable réflexion ne saurait se
vérifier mieux qu'ici. Nulle émotion n'ennoblit la curiosité de cette
foule. On voit des gens rire; on entend des mots d'esprit; on devine
qu'au souvenir du désastre évoqué par cet étalage de chefs-d'oeuvre
d'inavouées rancunes se soulagent et que, devant ces Chardin, ces
Fragonard, ces Corot, ces La Tour à vendre, plus d'une jalousie
mondaine, secrètement, se sent vengée. Les meilleurs plaignent le
disparu, mais, tout de même, éprouvent une sensation agréable à la
pensée qu'en cette tragique aventure ce fut un autre qu'eux qui
«écopa»... Et ce sont là, évidemment, des sensations qu'une visite aux
musées nationaux ne saurait donner.
*
* *
La semaine, au surplus, fut propice aux bavardages, aux confidences, aux
potins mondains. Le soir même du jour où l'exposition Cronier fermait
ses portes, la Comédie-Française rouvrait les siennes aux abonnés.
Reprise des «mardis»... c'est une date, cela. La reprise des mardis de
la Comédie-Française marque l'officielle réouverture de la saison
mondaine à Paris. Octobre et novembre sont les mois des petites
rentrées: rentrées d'écoles, de tribunaux, d'universités. Du château on
ne revient que plus tard. Les sports d'automne, les grandes chasses,
retiennent un peu plus longtemps, chaque année, loin de Paris, la
clientèle de premières loges des, «ma
L'Illustration, No. 3276, 9 Décembre 1905
COURRIER DE PARIS
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Rue de Sèze. La grande cohue. Quelque chose comme une émeute
silencieuse,--autour d'une porte; la prise d'assaut d'on ne sait quoi
par une foule très élégante qui, des deux rues voisines, afflue, se
serre en interminables files au long des trottoirs, guette fiévreusement
son tour d'entrer... C'est le grand spectacle de la semaine,--autrement
sensationnel qu'une «première» aux théâtres du boulevard; un spectacle
où ce n'est pas de l'émotion inventée et truquée, de la littérature
qu'on nous sert, mais de la douleur «pour de bon», le dénouement du
drame vécu dont un homme est mort. La vente Cronier! Tout Paris a voulu
voir cela et, depuis cinq jours, la salle Georges Petit est une étuve.
On s'écrase, on joue des coudes pour arriver jusqu'aux cimaises:
--Avez-vous vu le Gainsborough?
--Et cette _Flore_, ma chère! c'est le chef-d'oeuvre de Carpeaux.
--Moi, ce sont les tapisseries que je voudrais m'offrir. Ces cartons de
Boucher! c'est le triomphe de Beauvais.
--Et le Watteau! Et les Fragonard!
--Il y a un Perronneau délicieux.
--Oui, mais Chardin!
--Et les La Tour, donc!...
L'amie qui me régale de cette promenade à «l'exposition Cronier» est
fort emballée. Je lui demande: «Vous connaissez le Louvre?» Elle me
répond: «Très mal; on n'a pas le temps.» Je lui demande encore:
«Etes-vous allée voir, à Versailles, l'adorable galerie de peinture du
dix-huitième que M. de Nolhac vient d'installer dans les appartements du
Dauphin?» Elle ne sait ce que je veux dire, et, distraitement, fait:
«Non. Mais regardez donc ça, comme c'est joli!»
Elle n'est allée ni au Louvre, ni à Versailles, ni en aucun des lieux où
les délices de l'art d'autrefois s'offrent continuellement, librement et
sans risque de bousculade, à la vue de tout le monde. Aux yeux de mon
amie, le Louvre et Versailles, c'est des expositions Cronier qui ne
ferment jamais, et où, par conséquent, on n'ira jamais, parce qu'il n'y
aura jamais de raison pour qu'on se presse d'y aller. Cette
exposition-ci, au contraire, c'est comme un petit Louvre «interdit au
public» et dont les portes se seraient, par accident, entre-bâillées
pour quelques jours à la curiosité de huit ou dix mille privilégiés. On
s'y rue donc.
Et puis, il n'y a pas que la peinture. Il y a _l'accident_. Il y a
l'attrait des circonstances dramatiques dans lesquelles ce rare
spectacle nous est offert. La Rochefoucauld nous enseigne que, presque
toujours, un peu de joie se mêle au spectacle de l'infortune des autres.
J'imagine que nulle part cette abominable réflexion ne saurait se
vérifier mieux qu'ici. Nulle émotion n'ennoblit la curiosité de cette
foule. On voit des gens rire; on entend des mots d'esprit; on devine
qu'au souvenir du désastre évoqué par cet étalage de chefs-d'oeuvre
d'inavouées rancunes se soulagent et que, devant ces Chardin, ces
Fragonard, ces Corot, ces La Tour à vendre, plus d'une jalousie
mondaine, secrètement, se sent vengée. Les meilleurs plaignent le
disparu, mais, tout de même, éprouvent une sensation agréable à la
pensée qu'en cette tragique aventure ce fut un autre qu'eux qui
«écopa»... Et ce sont là, évidemment, des sensations qu'une visite aux
musées nationaux ne saurait donner.
*
* *
La semaine, au surplus, fut propice aux bavardages, aux confidences, aux
potins mondains. Le soir même du jour où l'exposition Cronier fermait
ses portes, la Comédie-Française rouvrait les siennes aux abonnés.
Reprise des «mardis»... c'est une date, cela. La reprise des mardis de
la Comédie-Française marque l'officielle réouverture de la saison
mondaine à Paris. Octobre et novembre sont les mois des petites
rentrées: rentrées d'écoles, de tribunaux, d'universités. Du château on
ne revient que plus tard. Les sports d'automne, les grandes chasses,
retiennent un peu plus longtemps, chaque année, loin de Paris, la
clientèle de premières loges des, «ma
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Rue de Sèze. La grande cohue. Quelque chose comme une émeute
silencieuse,--autour d'une porte; la prise d'assaut d'on ne sait quoi
par une foule très élégante qui, des deux rues voisines, afflue, se
serre en interminables files au long des trottoirs, guette fiévreusement
son tour d'entrer... C'est le grand spectacle de la semaine,--autrement
sensationnel qu'une «première» aux théâtres du boulevard; un spectacle
où ce n'est pas de l'émotion inventée et truquée, de la littérature
qu'on nous sert, mais de la douleur «pour de bon», le dénouement du
drame vécu dont un homme est mort. La vente Cronier! Tout Paris a voulu
voir cela et, depuis cinq jours, la salle Georges Petit est une étuve.
On s'écrase, on joue des coudes pour arriver jusqu'aux cimaises:
--Avez-vous vu le Gainsborough?
--Et cette _Flore_, ma chère! c'est le chef-d'oeuvre de Carpeaux.
--Moi, ce sont les tapisseries que je voudrais m'offrir. Ces cartons de
Boucher! c'est le triomphe de Beauvais.
--Et le Watteau! Et les Fragonard!
--Il y a un Perronneau délicieux.
--Oui, mais Chardin!
--Et les La Tour, donc!...
L'amie qui me régale de cette promenade à «l'exposition Cronier» est
fort emballée. Je lui demande: «Vous connaissez le Louvre?» Elle me
répond: «Très mal; on n'a pas le temps.» Je lui demande encore:
«Etes-vous allée voir, à Versailles, l'adorable galerie de peinture du
dix-huitième que M. de Nolhac vient d'installer dans les appartements du
Dauphin?» Elle ne sait ce que je veux dire, et, distraitement, fait:
«Non. Mais regardez donc ça, comme c'est joli!»
Elle n'est allée ni au Louvre, ni à Versailles, ni en aucun des lieux où
les délices de l'art d'autrefois s'offrent continuellement, librement et
sans risque de bousculade, à la vue de tout le monde. Aux yeux de mon
amie, le Louvre et Versailles, c'est des expositions Cronier qui ne
ferment jamais, et où, par conséquent, on n'ira jamais, parce qu'il n'y
aura jamais de raison pour qu'on se presse d'y aller. Cette
exposition-ci, au contraire, c'est comme un petit Louvre «interdit au
public» et dont les portes se seraient, par accident, entre-bâillées
pour quelques jours à la curiosité de huit ou dix mille privilégiés. On
s'y rue donc.
Et puis, il n'y a pas que la peinture. Il y a _l'accident_. Il y a
l'attrait des circonstances dramatiques dans lesquelles ce rare
spectacle nous est offert. La Rochefoucauld nous enseigne que, presque
toujours, un peu de joie se mêle au spectacle de l'infortune des autres.
J'imagine que nulle part cette abominable réflexion ne saurait se
vérifier mieux qu'ici. Nulle émotion n'ennoblit la curiosité de cette
foule. On voit des gens rire; on entend des mots d'esprit; on devine
qu'au souvenir du désastre évoqué par cet étalage de chefs-d'oeuvre
d'inavouées rancunes se soulagent et que, devant ces Chardin, ces
Fragonard, ces Corot, ces La Tour à vendre, plus d'une jalousie
mondaine, secrètement, se sent vengée. Les meilleurs plaignent le
disparu, mais, tout de même, éprouvent une sensation agréable à la
pensée qu'en cette tragique aventure ce fut un autre qu'eux qui
«écopa»... Et ce sont là, évidemment, des sensations qu'une visite aux
musées nationaux ne saurait donner.
*
* *
La semaine, au surplus, fut propice aux bavardages, aux confidences, aux
potins mondains. Le soir même du jour où l'exposition Cronier fermait
ses portes, la Comédie-Française rouvrait les siennes aux abonnés.
Reprise des «mardis»... c'est une date, cela. La reprise des mardis de
la Comédie-Française marque l'officielle réouverture de la saison
mondaine à Paris. Octobre et novembre sont les mois des petites
rentrées: rentrées d'écoles, de tribunaux, d'universités. Du château on
ne revient que plus tard. Les sports d'automne, les grandes chasses,
retiennent un peu plus longtemps, chaque année, loin de Paris, la
clientèle de premières loges des, «ma
0.99
In Stock
5
1
L'Illustration, No. 3276, 9 Décembre 1905
L'Illustration, No. 3276, 9 Décembre 1905
0.99
In Stock
Product Details
BN ID: | 2940013616462 |
---|---|
Publisher: | SAP |
Publication date: | 07/17/2011 |
Sold by: | Barnes & Noble |
Format: | eBook |
File size: | 40 KB |
Language: | French |
From the B&N Reads Blog