L'Illustration, No. 3277, 16 Décembre 1905
COURRIER DE PARIS
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Je ne connais pas M. le député Ribot. Mais je voudrais le connaître pour
lui dire à quel point je suis contente de lui et combien j'admire son
courage. Un journal raconte, en effet, qu'élu naguère membre de
l'Académie des sciences morales et politiques, M. Ribot a volontairement
négligé de commander à son tailleur l'uniforme fameux dont l'image
liante les rêves ingénus de tant de vieillards. L'habit à palmes vertes
ne tente point la coquetterie de M. Ribot; M. Ribot n'éprouve le besoin
ni de suspendre à sa ceinture--pour prouver qu'il est un orateur de
talent--une lame pointue, ni de poser sur sa tête ce chapeau bicorne
dont une mode singulière veut qu'en France, à l'exemple des généraux,
les garçons de recette et les académiciens soient coiffés. Et il ose
avouer à ses amis la répugnance que cette tradition «de se déguiser» lui
inspire! On élira bientôt M. Ribot membre de l'Académie française; cette
fois, il lui faudra, bon gré mal gré, se déguiser; car l'Académie
française ne plaisante point en ces matières et, chez elle, l'uniforme
est resté de rigueur. Et M. Ribot ne dissimule point que cette coiffure
emplumée, cette épée, ces feuillages brodés au plastron de l'habit et à
la couture du pantalon lui gâtent par avance une partie de sa joie.
M. Ribot se consolera en pensant que les plus prestigieuses modes n'ont
qu'un temps et que celle des déguisements académiques passera, comme les
autres. On m'assure même que l'âme française s'est, à cet égard, depuis
quelques années, démocratisée un peu. Il paraît que plusieurs
académiciens ont pris l'habitude de porter, sous le gilet officiel à
boutons d'or, le simple pantalon noir, et qu'à la Sorbonne il existe un
vestiaire commun où les mêmes robes et les mêmes épitoges servent à
plusieurs maîtres qui, suivant les besoins du service, se les
repassent... Les professeurs ont, dans les lycées, renoncé depuis
longtemps au port de la toque noire et de la toge; on a cessé d'orner,
comme autrefois, les manches de tunique des bons élèves de galons de
laine et d'or; au Palais même les règles de l'ancienne étiquette
s'abolissent petit à petit: on a vu M. le bâtonnier Chenu, l'été
dernier, s'y promener en bottines fauves et «canotier» de paille, et des
gilets de fantaisie égayer de leur coloriage l'uniforme des juges. C'est
une révolution, cela! Elle s'accomplit tout doucement, sans doute; mais
M. Ribot n'est pas très vieux. Il a encore le temps de voir tomber en
désuétude bien des modes niaises et, peut-être, qui sait? disparaître
des bancs de l'Institut cet habit vert et ce chapeau à plumes sous
lesquels on a vu tant d'hommes vénérables apparaître un peu comiques...
*
* *
Délire et cohue aux Champs-Elysées. Le Salon de l'automobile a, pour la
huitième fois, ouvert ses portes aux Parisiens. Et ce n'est pas
seulement Paris qui envahit, depuis huit jours, le Grand Palais et les
serres du Cours-la-Reine; c'est l'univers. Les trains d'Allemagne et
d'Italie, les bateaux d'Amérique et d'Angleterre arrivent bondés. Paris
s'est créé là une suprématie que tous avouent. Il en est fier, il a
raison; et il me semble qu'il était juste que le sort désignât Paris
pour le triomphe de cette industrie-ci. Nulle part elle n'eût réussi à
s'épanouir avec tant d'éclat; car, en aucun pays, les femmes n'eussent
composé autour de ses victoires un si délicieux et éblouissant cortège.
Les Parisiennes ne goûtent plus guère la peinture que les jours de
vernissage, et, pour qu'elles s'intéressent aux chevaux, il leur faut
l'exceptionnel régal d'un «grand prix» à Auteuil, à Chantilly ou à
Longchamp. Au Salon de l'automobile, elles n'ont pas de ces
coquetteries. C'est Alphonse Daudet, je crois, qui disait de la musique:
«Je l'aime sans discuter, sans vouloir chercher les raisons de mon
plaisir;
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JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Je ne connais pas M. le député Ribot. Mais je voudrais le connaître pour
lui dire à quel point je suis contente de lui et combien j'admire son
courage. Un journal raconte, en effet, qu'élu naguère membre de
l'Académie des sciences morales et politiques, M. Ribot a volontairement
négligé de commander à son tailleur l'uniforme fameux dont l'image
liante les rêves ingénus de tant de vieillards. L'habit à palmes vertes
ne tente point la coquetterie de M. Ribot; M. Ribot n'éprouve le besoin
ni de suspendre à sa ceinture--pour prouver qu'il est un orateur de
talent--une lame pointue, ni de poser sur sa tête ce chapeau bicorne
dont une mode singulière veut qu'en France, à l'exemple des généraux,
les garçons de recette et les académiciens soient coiffés. Et il ose
avouer à ses amis la répugnance que cette tradition «de se déguiser» lui
inspire! On élira bientôt M. Ribot membre de l'Académie française; cette
fois, il lui faudra, bon gré mal gré, se déguiser; car l'Académie
française ne plaisante point en ces matières et, chez elle, l'uniforme
est resté de rigueur. Et M. Ribot ne dissimule point que cette coiffure
emplumée, cette épée, ces feuillages brodés au plastron de l'habit et à
la couture du pantalon lui gâtent par avance une partie de sa joie.
M. Ribot se consolera en pensant que les plus prestigieuses modes n'ont
qu'un temps et que celle des déguisements académiques passera, comme les
autres. On m'assure même que l'âme française s'est, à cet égard, depuis
quelques années, démocratisée un peu. Il paraît que plusieurs
académiciens ont pris l'habitude de porter, sous le gilet officiel à
boutons d'or, le simple pantalon noir, et qu'à la Sorbonne il existe un
vestiaire commun où les mêmes robes et les mêmes épitoges servent à
plusieurs maîtres qui, suivant les besoins du service, se les
repassent... Les professeurs ont, dans les lycées, renoncé depuis
longtemps au port de la toque noire et de la toge; on a cessé d'orner,
comme autrefois, les manches de tunique des bons élèves de galons de
laine et d'or; au Palais même les règles de l'ancienne étiquette
s'abolissent petit à petit: on a vu M. le bâtonnier Chenu, l'été
dernier, s'y promener en bottines fauves et «canotier» de paille, et des
gilets de fantaisie égayer de leur coloriage l'uniforme des juges. C'est
une révolution, cela! Elle s'accomplit tout doucement, sans doute; mais
M. Ribot n'est pas très vieux. Il a encore le temps de voir tomber en
désuétude bien des modes niaises et, peut-être, qui sait? disparaître
des bancs de l'Institut cet habit vert et ce chapeau à plumes sous
lesquels on a vu tant d'hommes vénérables apparaître un peu comiques...
*
* *
Délire et cohue aux Champs-Elysées. Le Salon de l'automobile a, pour la
huitième fois, ouvert ses portes aux Parisiens. Et ce n'est pas
seulement Paris qui envahit, depuis huit jours, le Grand Palais et les
serres du Cours-la-Reine; c'est l'univers. Les trains d'Allemagne et
d'Italie, les bateaux d'Amérique et d'Angleterre arrivent bondés. Paris
s'est créé là une suprématie que tous avouent. Il en est fier, il a
raison; et il me semble qu'il était juste que le sort désignât Paris
pour le triomphe de cette industrie-ci. Nulle part elle n'eût réussi à
s'épanouir avec tant d'éclat; car, en aucun pays, les femmes n'eussent
composé autour de ses victoires un si délicieux et éblouissant cortège.
Les Parisiennes ne goûtent plus guère la peinture que les jours de
vernissage, et, pour qu'elles s'intéressent aux chevaux, il leur faut
l'exceptionnel régal d'un «grand prix» à Auteuil, à Chantilly ou à
Longchamp. Au Salon de l'automobile, elles n'ont pas de ces
coquetteries. C'est Alphonse Daudet, je crois, qui disait de la musique:
«Je l'aime sans discuter, sans vouloir chercher les raisons de mon
plaisir;
L'Illustration, No. 3277, 16 Décembre 1905
COURRIER DE PARIS
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Je ne connais pas M. le député Ribot. Mais je voudrais le connaître pour
lui dire à quel point je suis contente de lui et combien j'admire son
courage. Un journal raconte, en effet, qu'élu naguère membre de
l'Académie des sciences morales et politiques, M. Ribot a volontairement
négligé de commander à son tailleur l'uniforme fameux dont l'image
liante les rêves ingénus de tant de vieillards. L'habit à palmes vertes
ne tente point la coquetterie de M. Ribot; M. Ribot n'éprouve le besoin
ni de suspendre à sa ceinture--pour prouver qu'il est un orateur de
talent--une lame pointue, ni de poser sur sa tête ce chapeau bicorne
dont une mode singulière veut qu'en France, à l'exemple des généraux,
les garçons de recette et les académiciens soient coiffés. Et il ose
avouer à ses amis la répugnance que cette tradition «de se déguiser» lui
inspire! On élira bientôt M. Ribot membre de l'Académie française; cette
fois, il lui faudra, bon gré mal gré, se déguiser; car l'Académie
française ne plaisante point en ces matières et, chez elle, l'uniforme
est resté de rigueur. Et M. Ribot ne dissimule point que cette coiffure
emplumée, cette épée, ces feuillages brodés au plastron de l'habit et à
la couture du pantalon lui gâtent par avance une partie de sa joie.
M. Ribot se consolera en pensant que les plus prestigieuses modes n'ont
qu'un temps et que celle des déguisements académiques passera, comme les
autres. On m'assure même que l'âme française s'est, à cet égard, depuis
quelques années, démocratisée un peu. Il paraît que plusieurs
académiciens ont pris l'habitude de porter, sous le gilet officiel à
boutons d'or, le simple pantalon noir, et qu'à la Sorbonne il existe un
vestiaire commun où les mêmes robes et les mêmes épitoges servent à
plusieurs maîtres qui, suivant les besoins du service, se les
repassent... Les professeurs ont, dans les lycées, renoncé depuis
longtemps au port de la toque noire et de la toge; on a cessé d'orner,
comme autrefois, les manches de tunique des bons élèves de galons de
laine et d'or; au Palais même les règles de l'ancienne étiquette
s'abolissent petit à petit: on a vu M. le bâtonnier Chenu, l'été
dernier, s'y promener en bottines fauves et «canotier» de paille, et des
gilets de fantaisie égayer de leur coloriage l'uniforme des juges. C'est
une révolution, cela! Elle s'accomplit tout doucement, sans doute; mais
M. Ribot n'est pas très vieux. Il a encore le temps de voir tomber en
désuétude bien des modes niaises et, peut-être, qui sait? disparaître
des bancs de l'Institut cet habit vert et ce chapeau à plumes sous
lesquels on a vu tant d'hommes vénérables apparaître un peu comiques...
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Délire et cohue aux Champs-Elysées. Le Salon de l'automobile a, pour la
huitième fois, ouvert ses portes aux Parisiens. Et ce n'est pas
seulement Paris qui envahit, depuis huit jours, le Grand Palais et les
serres du Cours-la-Reine; c'est l'univers. Les trains d'Allemagne et
d'Italie, les bateaux d'Amérique et d'Angleterre arrivent bondés. Paris
s'est créé là une suprématie que tous avouent. Il en est fier, il a
raison; et il me semble qu'il était juste que le sort désignât Paris
pour le triomphe de cette industrie-ci. Nulle part elle n'eût réussi à
s'épanouir avec tant d'éclat; car, en aucun pays, les femmes n'eussent
composé autour de ses victoires un si délicieux et éblouissant cortège.
Les Parisiennes ne goûtent plus guère la peinture que les jours de
vernissage, et, pour qu'elles s'intéressent aux chevaux, il leur faut
l'exceptionnel régal d'un «grand prix» à Auteuil, à Chantilly ou à
Longchamp. Au Salon de l'automobile, elles n'ont pas de ces
coquetteries. C'est Alphonse Daudet, je crois, qui disait de la musique:
«Je l'aime sans discuter, sans vouloir chercher les raisons de mon
plaisir;
JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE
Je ne connais pas M. le député Ribot. Mais je voudrais le connaître pour
lui dire à quel point je suis contente de lui et combien j'admire son
courage. Un journal raconte, en effet, qu'élu naguère membre de
l'Académie des sciences morales et politiques, M. Ribot a volontairement
négligé de commander à son tailleur l'uniforme fameux dont l'image
liante les rêves ingénus de tant de vieillards. L'habit à palmes vertes
ne tente point la coquetterie de M. Ribot; M. Ribot n'éprouve le besoin
ni de suspendre à sa ceinture--pour prouver qu'il est un orateur de
talent--une lame pointue, ni de poser sur sa tête ce chapeau bicorne
dont une mode singulière veut qu'en France, à l'exemple des généraux,
les garçons de recette et les académiciens soient coiffés. Et il ose
avouer à ses amis la répugnance que cette tradition «de se déguiser» lui
inspire! On élira bientôt M. Ribot membre de l'Académie française; cette
fois, il lui faudra, bon gré mal gré, se déguiser; car l'Académie
française ne plaisante point en ces matières et, chez elle, l'uniforme
est resté de rigueur. Et M. Ribot ne dissimule point que cette coiffure
emplumée, cette épée, ces feuillages brodés au plastron de l'habit et à
la couture du pantalon lui gâtent par avance une partie de sa joie.
M. Ribot se consolera en pensant que les plus prestigieuses modes n'ont
qu'un temps et que celle des déguisements académiques passera, comme les
autres. On m'assure même que l'âme française s'est, à cet égard, depuis
quelques années, démocratisée un peu. Il paraît que plusieurs
académiciens ont pris l'habitude de porter, sous le gilet officiel à
boutons d'or, le simple pantalon noir, et qu'à la Sorbonne il existe un
vestiaire commun où les mêmes robes et les mêmes épitoges servent à
plusieurs maîtres qui, suivant les besoins du service, se les
repassent... Les professeurs ont, dans les lycées, renoncé depuis
longtemps au port de la toque noire et de la toge; on a cessé d'orner,
comme autrefois, les manches de tunique des bons élèves de galons de
laine et d'or; au Palais même les règles de l'ancienne étiquette
s'abolissent petit à petit: on a vu M. le bâtonnier Chenu, l'été
dernier, s'y promener en bottines fauves et «canotier» de paille, et des
gilets de fantaisie égayer de leur coloriage l'uniforme des juges. C'est
une révolution, cela! Elle s'accomplit tout doucement, sans doute; mais
M. Ribot n'est pas très vieux. Il a encore le temps de voir tomber en
désuétude bien des modes niaises et, peut-être, qui sait? disparaître
des bancs de l'Institut cet habit vert et ce chapeau à plumes sous
lesquels on a vu tant d'hommes vénérables apparaître un peu comiques...
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Délire et cohue aux Champs-Elysées. Le Salon de l'automobile a, pour la
huitième fois, ouvert ses portes aux Parisiens. Et ce n'est pas
seulement Paris qui envahit, depuis huit jours, le Grand Palais et les
serres du Cours-la-Reine; c'est l'univers. Les trains d'Allemagne et
d'Italie, les bateaux d'Amérique et d'Angleterre arrivent bondés. Paris
s'est créé là une suprématie que tous avouent. Il en est fier, il a
raison; et il me semble qu'il était juste que le sort désignât Paris
pour le triomphe de cette industrie-ci. Nulle part elle n'eût réussi à
s'épanouir avec tant d'éclat; car, en aucun pays, les femmes n'eussent
composé autour de ses victoires un si délicieux et éblouissant cortège.
Les Parisiennes ne goûtent plus guère la peinture que les jours de
vernissage, et, pour qu'elles s'intéressent aux chevaux, il leur faut
l'exceptionnel régal d'un «grand prix» à Auteuil, à Chantilly ou à
Longchamp. Au Salon de l'automobile, elles n'ont pas de ces
coquetteries. C'est Alphonse Daudet, je crois, qui disait de la musique:
«Je l'aime sans discuter, sans vouloir chercher les raisons de mon
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Product Details
BN ID: | 2940012784827 |
---|---|
Publisher: | SAP |
Publication date: | 07/23/2011 |
Sold by: | Barnes & Noble |
Format: | eBook |
File size: | 50 KB |
Language: | French |
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